France-Maghreb, le match de la détection pour les jeunes binationaux
L'ère du Covid a intensifié la course à la détection des jeunes binationaux basés en France. Les trois Fédérations maghrébines n'hésitent plus à contacter les joueurs et leurs familles de plus en plus tôt.
9 octobre 2021, à Clairefontaine, les - 18 ans français battent 6-0 la sélection algérienne. (E. Garnier/L'Équipe)
Flavien Trésarrieumis à jour le 4 janvier 2022 à 21h34
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La sono lancée depuis la tribune du stade Pibarot vient rompre la quiétude de la campagne yvelinoise. D'abord l'hymne de l'Algérie, puis celui de la France, joués devant une poignée de spectateurs. C'est là, sur l'un des terrains annexes du complexe bucolique de Clairefontaine, baigné par les rayons du soleil, que s'affrontent les moins de 18 ans des deux pays en cette matinée d'octobre (6-0). Pour les sélectionneurs, l'enjeu de cette rencontre amicale se résume à une revue d'effectif. Côté français, on a déjà ses repères : un mois plus tôt, les jeunes Tricolores issus de la génération 2004 venaient de disputer le tournoi international de Limoges. En revanche, en face, Mourad Slatni doit donner de sa voix de stentor : « Mehdi, replace-toi ! Yassine, monte ! »
Le coach des Fennecs, privé des joueurs résidant en Algérie pour raisons sanitaires, doit composer avec un nouveau groupe. Rennes, Lyon, Marseille, Lens... Quinze des dix-huit Algériens sont licenciés dans des clubs français. Une bonne partie d'entre eux aurait pu se retrouver dans le camp d'en face, puisque beaucoup possèdent aussi la nationalité française. Ces Franco-Algériens n'ont que 17 ans, mais la Fédération algérienne leur faisait les yeux doux depuis plusieurs mois déjà.
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Convaincre des Français de changer de nationalité sportive, le phénomène a toujours existé : à la Coupe du monde 2018, on dénombrait pas moins de 52 joueurs nés et formés dans l'Hexagone parmi les différentes équipes nationales présentes en Russie. Un record. Ce qui est plus récent, c'est la stratégie de détecter les joueurs bien plus tôt, dès leur adolescence. En Algérie, en Tunisie et au Maroc, la course aux binationaux est lancée sur le territoire français, principalement à Paris, Marseille et Lyon, les trois grandes métropoles qui regorgent de footballeurs d'avenir.
« Au Maroc, la politique est d'avoir environ 70 % de joueurs locaux et 30 % venus d'Europe »
Ahmed Chouari, ancien scout en France pour le Maroc
L'enjeu n'est pas, dans l'immédiat, d'entrer en concurrence frontale avec la France, perçue aujourd'hui comme la référence sportive absolue, en approchant les plus gros talents. Plutôt de sensibiliser des jeunes à haut potentiel de porter un jour le maillot d'une sélection maghrébine. « En France, il y a trop de "top" joueurs et il faut avoir un niveau très élevé, style Karim Benzema, pour arriver au niveau A, expose Ahmed Chouari, ancien scout en France pour le Maroc. On a plus de chances de participer à une Coupe du monde avec les Lions de l'Atlas qu'avec les Bleus. Maintenant, l'approche est de leur faire découvrir le pays, celui de leurs parents, aux binationaux qui nous intéressent. Leur dire que le Maroc s'intéresse à eux, qu'ils sont toujours considérés comme des Marocains. »
Des jeunes joueurs lors d'une journée de détection à l'institut national du football de Clairefontaine (INF). (A. Gadoffre/L'Équipe)
Pour les trois Fédérations maghrébines, qui n'ont pas donné suite à nos sollicitations, l'enjeu n'est en aucun cas de s'appuyer exclusivement sur le vivier de binationaux. Il est d'abord de développer les académies locales (Hassan-II au Maroc, Paradou en Algérie, Espérance en Tunisie...) et de renforcer les sélections de jeunes avec des produits de la diaspora, susceptibles d'élever le niveau. « Au Maroc, la politique est d'avoir environ 70 % de joueurs locaux et 30 % venus d'Europe », précise Chouari, à l'origine des venues de Romain Saïss ou Imran Louza chez les Lions de l'Atlas.
Mais si le Maroc conserve encore un système « classique » de détection à l'étranger, avec un seul scout officiel basé en France, l'Algérie et la Tunisie ont choisi, courant 2020, d'aller plus loin dans leurs recherches de pépites. La sélection « DZ » a créé la « task-force FAF », une équipe de trois personnes, toutes franco-algériennes, chargées dans un premier temps de monter une base de données avec le maximum de renseignements sur les binationaux d'avenir. Plus de 200 noms y ont été recensés depuis. La Tunisie, elle, a ouvert le poste de directeur sportif en charge des binationaux, occupé par l'ancien international Slim Ben Othman, passé par Angers.
« Grâce aux éducateurs, les Fédés maghrébines ont un maillage énorme, sauf qu'il est complètement officieux et anarchique »
Un recruteur de club
Pour constituer le maillage le plus solide possible sur le territoire français, l'idée, presque révolutionnaire, a été de s'appuyer sur des centaines d'éducateurs, souvent de double culture, présents dans les clubs amateurs. « Beaucoup sont devenus des petites mains des Fédérations maghrébines », explique le recruteur d'un club professionnel français. Il est impossible de les recenser, mais après l'annonce de son lancement, la task-force de la FAF aurait reçu plusieurs dizaines de candidatures spontanées. « Pendant que le travail de la FFF - qui dialogue essentiellement avec les clubs pour juger de l'évolution des joueurs en centres de formation - était au point mort durant le confinement, les éducateurs, souvent proches des familles, avaient facilement accès aux infos qu'ils recherchaient, les faisaient remonter à leur DTN ou commençaient l'opération séduction », poursuit ce recruteur.
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De Montfermeil (Seine-Saint-Denis), où le recruteur du Maroc Mehdi Madad entraîne des jeunes, au Red Star, où coachait récemment l'un des membres de la task-force FAF, Foued Kada-Hounet, nombreux sont les relais. Même si rien n'est définitif tant que les joueurs n'ont pas évolué en compétition officielle avec les A, l'Algérie s'est ainsi montrée plus rapide pour convoquer le Lyonnais Yannis Lagha en sélection en février 2021. Et le jeune attaquant (17 ans), appelé huit mois plus tard en équipe de France des moins de 18 ans, avait repoussé cette convocation.
« Grâce aux éducateurs, les Fédés maghrébines ont un maillage énorme, sauf qu'il est complètement officieux et anarchique », avance un autre recruteur de club. « Ça part un peu dans tous les sens, confirme l'agent d'un jeune international algérien. Beaucoup d'éducateurs ne sont pas rémunérés, d'autres sont payés sous forme d'ordre de mission pour aller "scouter" Ça contacte n'importe comment, quelquefois sur les comptes Instagram des gamins. Certaines personnes organisent même des rassemblements sauvages en région parisienne avec des joueurs qui ne sont pas dans des clubs pro. » Le représentant d'un jeune international tunisien abonde : « Ce qui est compliqué, c'est que ça arrive tôt, dès leurs 15 ans-16 ans. Ils ne sont pas sûrs de faire carrière. On leur promet qu'ils finiront en sélection A alors qu'ils n'ont encore rien fait dans le football. On leur met en vitrine la victoire de l'Algérie à la CAN, le succès de Riyad Mahrez ou de Hannibal Mejbri. »
« Quand un binational est identifié par une sélection maghrébine, à l'OM, nous prenons la peine d'en informer la DTN-FFF »
Nasser Larguet, directeur du centre de formation marseillais et ancien membre de la Fédération marocaine
Le nom du néo-international tunisien (18 ans) revient régulièrement. Passé par les équipes de jeunes du Paris FC et de l'AS Monaco, le milieu de Manchester United, transféré contre 10 M€ en 2019, ne compte encore qu'un seul match en pro, mais il jouit d'une forte aura en Tunisie. Consciente de faire une réelle prise en attirant l'ex-international français des moins de 17 ans, la Fédération tunisienne avait organisé, en mai 2021, une conférence de presse en grande pompe dans un luxueux hôtel de Carthage. Un lieu symbolique qui relie le prénom du talentueux joueur à celui du célèbre général qui traversa les Alpes à dos d'éléphant dans l'Antiquité. « C'est un choix important qui va influencer beaucoup de jeunes, avait alors déclaré Mejbri, récemment finaliste de la Coupe arabe au Qatar. C'est bien d'être une source d'inspiration. »
En France, cette annonce n'a eu qu'un retentissement limité. Elle peut en appeler d'autres, mais la priorité de la très grande majorité des joueurs va toujours aux Bleus. D'ailleurs, si un jeune choisit une autre sélection, il arrive que la FFF soit prévenue : « Quand un binational est identifié par une sélection maghrébine, à l'OM, nous prenons la peine d'en informer la DTN-FFF, explique Nasser Larguet, directeur du centre de formation marseillais et ancien membre de la Fédération marocaine. Si cette dernière ne donne pas suite à la sélection dudit jeune, alors nous facilitons sa convocation avec la fédération du pays concerné. » Le travail de repérage des jeunes binationaux n'est en tout cas pas près de ralentir, comme le glisse un connaisseur de la fameuse task-force algérienne : « La prochaine étape sera probablement d'approcher les jeunes avant même leur entrée dans les centres de formation, pour être les premiers. »
publié le 4 janvier 2022 à 21h01mis à jour le 4 janvier 2022 à 21h34